REGARD D’UN ANCIEN DE L’INSPECTION DU TRAVAIL SUR CE QUI ARRIVE À ANTHONY SMITH

Thierry Priestley, Directeur honoraire du travail    

« Car si le zèle de certains inspecteurs, jugé à tort ou à raison « intempestif », pouvait être parfois sanctionné, justement ou non, par des mutations a posteriori ou des blocages de carrière, jamais à ma mémoire il n’a donné lieu, comme dans le cas d’A. Smith, à des interventions partisanes inadmissibles de la hiérarchie administrative dans un différend opposant un employeur à l’un d’eux concernant ses exigences d’application d’une mesure de sécurité dont la légitimité ne pouvait être contestée de la sorte. Il entrainait encore moins une mise à pied de l’inspecteur concerné comme arbitrage de ce différend qui, en l’occurrence, relevait de la seule décision du juge saisi par lui en référé. C’est là ce qui est le plus choquant dans le cas d’Anthony Smith  et qui, de mon point de vue, me donne l’obligation morale de lui apporter mon soutien. »

Pour qui a débuté comme moi sa carrière d’inspecteur du travail à Paris dans les années soixante-dix, ce qui arrive à Anthony Smith illustre tristement ce qu’est devenue au fil des dernières décennies la conception qu’ont nos gouvernants des missions de l’inspection du travail, comme du reste de celles d’autres corps de l’Etat : le devoir de ses membres, sous peine de sanctions, de réaliser les objectifs chiffrés de contrôle et de retours d’informations qui leur sont assignés par le sommet de leur hiérarchie selon les priorités et dans la mesure qu’elle fixe pour tous ; des priorités fondées sur des  données statistiques qui ignorent la réalité complexe du terrain à laquelle sont confrontés les agents de terrain et dont les modalités de réalisation tendent à les dissuader de la prendre en compte dans leurs interventions comme d’en rendre compte à leurs autorités hiérarchiques.

Une telle conception technocratique autoritaire des missions de l’inspecteur du travail est ainsi à l’opposé de celle qui prévalait encore au début de ma carrière, du moins dans l’esprit de mes premiers patrons, celui d’un Pierre Laroque (alors président de la section sociale du Conseil d’Etat) et celui de ma Directrice départementale, l’inoubliable Suzanne Laffon dont le nom a été justement donné à l’amphithéâtre du ministère du travail pour rendre hommage à la façon exemplaire dont elle l’avait servie. Or, qu’attendait ceux-ci des inspecteurs du travail ? Non seulement un engagement fort pour traiter justement les problèmes dont ils étaient saisis, mais plus encore le guidage de leurs priorités par l’intelligence critique des situations rencontrées dont ils avaient à rendre compte sous forme de rapports à faire remonter au sommet de l’Etat pour lui donner une meilleure perception de la complexité du réel et contribuer ainsi à inspirer l’évolution du droit du travail. C’était alors au moins aussi important que de vérifier la valeur et la quantité de leur travail et lui donnait un sens que les méthodes managériales actuelles du ministère du travail lui ont fait perdre.

Il ne s’agit pas là d’idéaliser un passé qui ne le mérite pas : l’inspection du travail a toujours manqué des moyens de tous ordres qu’exigeait en chaque temps la bonne conduite de ses missions, tandis que les pressions hiérarchiques contestables pour modérer le zèle de certains inspecteurs du travail (parfois intempestif, cela arrive) ne datent pas d’aujourd’hui. En revanche, le sentiment partagé par de nombreux anciens de l’inspection du travail est qu’on est passé peu à peu d’une inspection du travail dont les défaillances tenaient principalement à celle de ses moyens (surtout humains et organisationnels) à une autre dont l’efficacité en moyens technologiques et organisationnels n’est qu’apparente et aboutit à la perversion de ses missions ainsi qu’à des tensions fortes et inévitables entre nombre d’inspecteurs du travail et leur hiérarchie.

C’est qu’en effet les premiers veulent exercer leurs prérogatives légales sous le contrôle du juge selon ce qui leur paraît nécessaire dans chaque contexte pour protéger les droits des salariés, quand au contraire leur hiérarques entendent inscrire leurs missions dans une logique managériale autoritaire de la gouvernance par les nombres, celle qui les réduit à de simples exécutants réactifs et dociles qui ne s’écartent pas des directives qu’on leur impose et des logiciels qui vont avec, les premières fussent-elles contraires aux intérêts des salariés qui ne se résument pas à ce qu’en perçoivent de plus en plus mal ces hiérarques.  

Or, une telle vision ne fait pas une bonne inspection du travail au sens de la Convention 81 de l’OIT. Elle explique aussi l’autoritarisme indigne de la hiérarchie et la brutalité inadmissible des sanctions prises à l’encontre des inspecteurs récalcitrants, dont je n’ai pas souvenir qu’il y en eut de telles pour de tels motifs au cours des précédentes décennies. Car si le zèle de certains inspecteurs, jugé à tort ou à raison « intempestif », pouvait être parfois sanctionné, justement ou non, par des mutations a posteriori ou des blocages de carrière, jamais à ma mémoire il n’a donné lieu, comme dans le cas d’A. Smith, à des interventions partisanes inadmissibles de la hiérarchie administrative dans un différend opposant un employeur à l’un d’eux concernant ses exigences d’application d’une mesure de sécurité dont la légitimité ne pouvait être contestée de la sorte. Il entrainait encore moins une mise à pied de l’inspecteur concerné comme arbitrage de ce différend qui, en l’occurrence, relevait de la seule décision du juge saisi par lui en référé. C’est là ce qui est le plus choquant dans le cas d’Anthony Smith  et qui, de mon point de vue, me donne l’obligation morale de lui apporter mon soutien.

Faut-il s’étonner pour autant de cette lamentable et délétère déviance de l’exercice du pouvoir hiérarchique par les autorités supérieures du ministère du travail ? Certes non. Car les fonctionnaires de ma génération qui ont eu le privilège d’avoir pour modèles à suivre d’autres formes exemplaires du service de l’Etat et du public visé par leurs missions ont eu aussi le triste sort d’être les témoins hélas privilégiés, parfois les serviteurs obligés et récalcitrants, d’une évolution des valeurs et du fonctionnement de l’appareil d’Etat français qui, depuis les années quatre-vingts, fait de ce mauvais comportement de la hiérarchie du ministère du travail son aboutissement logique, sinon inévitable.

Cette évolution est le produit de la fusion socioprofessionnelle et idéologique des élites de l’Etat avec celles de la sphère des grandes entreprises du capitalisme néolibéral globalisé. Initialement favorisée par les fausses nationalisations des années quatre-vingts ayant immergé les plus hauts fonctionnaires de Bercy dans le monde merveilleux des affaires, elle s’est généralisée et amplifiée depuis par toutes sortes de canaux : celui notamment d’un pantouflage « aller-retour » immodéré des hauts fonctionnaires et celui des grandes écoles toutes acquises à l’idéologie managériale contemporaine, qui formatent de la même façon les élites du secteur public et du secteur privé. Elle menace de s’achever avec la prochaine réforme de la haute fonction publique qui veut abolir son allégeance à l’Etat attachée au statut de ses membres (au sens propre du terme) et effacer toutes frontières entre la sphère des affaires publiques et celle des affaires privées.

L’imprégnation de tous les échelons élevés de l’appareil d’Etat par les valeurs, les concepts technocratiques scientistes et la langue managériale de la grande entreprise en est ainsi déjà la traduction. Et comme dans la grande entreprise, n’y sont plus autorisées ni pensée critique, ni langue libre des agents à l’adresse des hiérarques, pourtant parfaitement compatible avec le respect de l’ordre hiérarchique, ni encore moins autonomie de jugement et d’action, y compris pour les inspecteurs du travail, en violation de l’esprit de la Convention 81 de l’OIT. Les employeurs peu scrupuleux en profitent au détriment du monde du travail. Une Suzanne Laffon et un Pierre Laroque en seraient aujourd’hui bien affligés.

Quant à moi, simple citoyen depuis ma retraite, je ne m’y résigne toujours pas. C’est pourquoi, au-delà de l’affaire Anthony Smith dont je ne peux juger de tous les aspects de là où je suis aujourd’hui, je lui apporte non seulement mon soutien par la contestation d’une intervention hiérarchique de toute façon inacceptable et d’une sanction en tout état de cause démesurée, mais j’affirme aussi par lui mon exigence citoyenne d’un retour à une inspection du travail dédiée à la seule protection des droits du monde du travail et à un service de l’Etat libéré de son allégeance aux valeurs et aux méthodes de la sphère des affaires de la grande entreprise. Il ne s’agit là que de vouloir défendre une conception républicaine française du service public, la seule qui soit susceptible de rendre aux Français la confiance dans leur pays aujourd’hui perdue et leur fierté d’être français. Quand on porte un nom aussi anglais que celui de Smith ou Priestley, cela peut compter d’autant plus…

Thierry Priestley, Directeur honoraire du travail

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